Jean-Michel YOLIN                                                                                              Paris le samedi 1er septembre 2001

Quels Ingénieurs pour demain?

C'est une banalité de dire que l'aube du 21e siècle est placée sous le signe de la mondialisation, ça l'est moins d'en analyser en profondeur toutes les conséquences sur l'organisation de notre économie, sur la structure de nos entreprises et in fine sur l'évolution du rôle du cadre et donc sur sa formation

   I ) - La Mondialisation: une profonde réorganisation des structures des entreprises

La mondialisation ? c'est la mise en compétition de nos entreprises avec celles du monde entier pour cause de suppression ou d'abaissement des protections jusque-là assurée par les douanes, les coûts de transport, les délais de livraison mais aussi par les distances culturelles : cela se traduit par une intensification considérable de la concurrence. Celle-ci oblige paradoxalement les entreprises à faire face à deux exigences stratégiques diamétralement opposées

Ceci conduit à une règle d'organisation bien connue des européens : celle de la subsidiarité

"ne jamais faire dans une grande structure ce qui peut être fait dans une petite".

Ce simple constat a des conséquences considérables que l'on peut observer tous les jours en ouvrant son journal : rares sont les semaines qui ne voient pas de gigantesques fusions à l'échelle mondiale... mais, de façon moins spectaculaire et néanmoins tout aussi important l'observateur attentif constate également dans un second temps trois évolutions majeures "post-fusion"

Même une grande partie des fonctions dites "d'état-major" sont externalisées vers des entreprises de conseil (ce qui n'est pas sans poser de difficiles problèmes de reconversion pour de nombreux cadres de direction ayant atteint la cinquantaine quand les vastes état-major et services fonctionnels des grands groupes sont réduits à la portion congrue)     II ) - Vers l'entreprise virtuelle en réseau    III ) - Autre mutation: dans une économie d'abondance le client "prend les commandes"    IV ) - Conséquences sur les qualité attendues de l'ingénieur de demain

Jusqu'à présent l'entreprise avait besoin de cadres qui soient des rouages usinés avec précision dans un matériau résistant pour s'intégrer dans une horlogerie complexe et pérenne capable de répercuter fidèlement les instructions venant du sommet à travers une cascade atteignant souvent jusqu'à 7 niveaux hiérarchiques.

"Officier de la guerre économique", à la tête d'un régiment d'exécutant, l'ingénieur était chargé d'assurer la production et de défendre le territoire de son département

Dans une structure calquée sur la cour du roi (et d'ailleurs bien souvent les dirigeants des grandes entreprises étaient nommés par celui-ci en remerciements de services rendus) et organisée en baronnies, il devait pour faire carrière être attentif à bien choisir son clan car la fidélité était davantage récompensée que la compétence : "je te protège, tu me sers…" était la logique de la "villa romaine".

La rétention information était partie intégrante de cette gestion du pouvoir (en particulier au niveau des commerciaux qui pouvait ainsi se rendre difficilement remplaçables, mais qui, de se fait, privaient leur entreprise d'une source d'intelligence économique majeure).

Ce fonctionnement "de cour" pénalise d'ailleurs aujourd'hui le télétravail: un chef n'est pas un vrai chef s'il n'a pas ses subordonnés sous la main… et un salarié prend des risques à s'éloigner des couloirs où se nouent les intrigues de palais. Mutatis, mutandis, le chef syndical partage la même préoccupation. De ce fait le télétravail est beaucoup moins développé que dans les pays du Nord (d'un facteur supérieure à 3):

Cette longue tradition dans le fonctionnement des entreprises a laissé des marques profondes même dans notre vocabulaire : on a conservé les mots de "directeur", "cadre" et "encadrement" "subordonnés" "collaborateurs" "usager" qui, rien que par leur étymologie, définissent une organisation statique et territoriale à l'opposé de la task force, du networking et du manager anglo-saxon, sans même parler du terme de "baronnies" et de "mafia" qui étaient souvent utilisé pour décrire l'organisation de certains groupes français

Dans le fonctionnement de l'entreprise en réseau, de l'entreprise virtuelle, organisée pour répondre aux besoins des clients le profil de l'ingénieur efficace est radicalement différent :

on attend de lui

On attend de l'ingénieur qu'il produise de l'innovation, du changement plus que de la reproduction à l'identique. Il doit davantage être le capitaine d'une équipe que le supérieur hiérarchique, il doit dégager un charisme qui insuffle de l'énergie à ses coéquipiers: "Le leadership désigne une relation entre individus qui se motivent et s'inspirent mutuellement pour accomplir des performances hors du commun"(Gottlieb Guntern).

Il doit être un intrapreneur... et parfois un entrepreneur en créant sa propre entreprise

Ne passant pas toute sa vie professionnelle à l'intérieur d'une seule entreprise il bâtira sa carrière en s'appuyant davantage sur ses compétences que sur la fidélité à un clan

Devant changer fréquemment de métier et d'organisation et maîtriser des technologies fréquemment renouvelées, il devra savoir apprendre tout au long de sa vie, le bagage initial devant être un socle technologique et culturel et lui avoir inculqué les méthodologies lui permettant de s'adapter aux évolutions

Il devra avoir une grande force de caractère car en cas de coup dur il ne pourra guère compter sur la solidarité de son entreprise

il devra tisser un réseau professionnel personnel lui permettant de conduire sa carrière à travers des aléas nombreux

Il devra savoir s'épanouir dans un écosystème incertain et mouvant à forte imprégnation dopaminergique: le stress étant dorénavant une des composantes importante de notre environnement

   V ) - le défi pour nos Grandes Ecoles

On voit bien que ces évolutions radicales du métier de l'ingénieur ont des implications extrêmement fortes pour nos écoles : il ne s'agit pas de rajouter quelques matières scientifiques ou managériales ou de les mettre au goût du jour, mais de repenser complètement les méthodes d'enseignement et de formation plus encore que les matières étudiées : nous devons éduquer l'esprit d'entreprenariat, l'imagination, la créativité, le travail en équipe avec des personnes de culture et de formation très différentes, la conduite de projet associant des disciplines diverses, la capacité d'animation, la capacité d'écoute active, la compréhension de l'antagonisme "confiance/contrôle", la capacité à apprendre à apprendre (dans les deux sens du terme : apprendre pour soi-même et apprendre aux autres).

Il ne faut pas non plus oublier le "service après-vente": il est important de favoriser la constitution d'un réseau solide réunissant élèves et anciens élèves et créant des solidarités professionnelles et personnelles. Dans un monde qui risque pour beaucoup de manquer de points de repère (notamment lors des "coups durs") la possibilité de pouvoir compter sur un tel réseau construit sur le partage de valeurs communes représente un enjeu très important : là encore Internet fournit les outils permettant à ce réseau d'être efficace : mentionnons parmi beaucoup d'autres outils les adresses de rebiroutage à vie qui permettent de joindre un camarade en connaissant uniquement son nom et son prénom, les annuaires en ligne avec moteur de recherche qui permettent de trouver un camarade pouvant vous apporter un concours, les sites et les mailing list qui permettent le fonctionnement de groupes professionnels ou culturels, ….. De ces initiatives sont nés par exemple des réseaux d'ingénieurs consultants qui peuvent ainsi associer la flexibilité de l'entreprise individuelle et la force de frappe d'un réseau. Je me réjouis de voir que les anciens élèves de nos Ecoles ont su travailler ensemble pour développer tout cela, même si parfois les structures associatives traditionnelles ont pu laisser apparaître nos caractéristiques Gauloises précédemment décrites

Notre tradition séculaire Colbertiste, où l'Etat jouait un rôle directeur dans l'économie, nous a conduit à définir un concept d'ingénieurs très spécifique à notre pays : Ces ingénieurs étaient destinés d'abord au service de l'état (mines, ponts, télécommunications, armement, génie rural,...) puis des grandes entreprises dont les structures n'étaient en fait pas très différentes de celle de l'administration. Le statut social très valorisant de ce métier dans notre pays attirait (et attire encore) vers lui les étudiants les plus brillants (bien que les prémisses d'une certaine désaffection puissent être décelés…), ce qui permet de sélectionner les meilleurs et de leur offrir un enseignement de qualité : le haut niveau de l'enseignement scientifique, la dimension humaine de la formation, la part importante réservée à la culture générale et managériales le prépare aux plus hautes fonctions de l'entreprise (alors que dans les pays anglo-saxons, les élèves les plus doués sont orientés vers des professions juridiques ou financières et que "l'engineer" est un technicien confiné à sa technique)

La question qui se pose nous aujourd'hui est de savoir comment faire évoluer notre appareil de formation pour que nos ingénieurs de demain soient performants dans ce nouvel écosystème économique mondial : devons nous nous aligner sur les systèmes de formation dominants comme cela a été proposé par certains, ou, bien au contraire, tirer parti du fait que nous sommes encore un des rares pays où les études scientifiques jouissent d'un grand prestige, (ce qui permet d'y attirer les meilleurs) pour former des profil originaux pouvant prétendre à l'excellence dans un certain nombre de créneaux comme la conduite de grands projets complexes ou la gestion de structures nécessitant tout à la fois des compétences managériales et des connaissances scientifiques technologique pluridisciplinaires

Une des premières action qui nous est apparue nécessaire a été de lancer une enquête auprès des anciens élèves de nos grandes écoles qui ont passé l'essentiel de leur carrière en dehors de la France, des entreprises françaises ou de leurs filiales, afin d'examiner dans quel type de fonctions ils ont excellé et quelles difficulté ils ont rencontré dans la compétition qui les a opposé à des cadres issus d'autre filière de formation : les résultats de cette enquête devraient être disponibles pour la fin de cette année et elle sera un des éléments permettant de contribuer à cette réflexion

Bien entendu tout cela ne pourra se faire qu'en réformant en profondeur nos méthodes pédagogiques pour préparer nos élèves à entrer mieux armés dans une compétition qui n'a jamais été aussi dure … et peut-être, prendre davantage conscience, qu'en terme d'organisation, nos Grandes Ecoles partagent parfois les défauts de nos Grandes Entreprises et qu'elles aussi doivent maintenant affronter la concurrence internationale. Nous devons en tirer les conséquences quand à leur méthodes de management, de travail en réseau et de fonctionnement à travers des équipes de projet: je pense là tout particulièrement au développement du e-learning qui nécessitera des moyens considérables, qu'aucune Ecole à elle seule n'est en mesure de mobiliser pour faire face à l'offensive des Grandes Universités Nord Américaines: il y a là également un enjeu majeur tant pour notre balance commerciale que culturelle voir www.yolin.net/e-learning.html
 
 
 
 
 
 
 
 

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